Dans un coin de violettes/Les Reliques de Renée Vivien

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PRÉFACE


LES RELIQUES DE RENÉE VIVIEN


Voici quelque six mois, s’éteignait à Paris, sans que l’on pût préciser exactement la cause de cette fin prématurée, une jeune femme qui était aux environs de sa trentième année. Parmi ses familiers — fort peu nombreux d’ailleurs, car elle vivait solitaire — certains parlèrent d’une maladie de langueur, d’autres dénoncèrent un suicide, prétendant qu’elle s’était volontairement laissée mourir de faim, par dégoût de l’existence. De toute façon, il y avait là du mystère, car on accepte mal cet affaissement des puissances de vie chez un être qui se trouve à l’heure la plus florissante de la vie. On eût pu lui appliquer le dicton populaire : « Elle avait tout pour être heureuse », puisqu’elle réunissait en elle la beauté, la fortune, et cet autre don qui, si rarement, s’allie aux deux premiers : le talent, un authentique et délicieux talent. Sous le pseudonyme de Renée Vivien, elle avait publié quelques-uns des plus beaux vers, des plus purs et des plus harmonieux qui, sous l’inspiration des anciens Grecs et depuis Chénier, aient paru dans notre langue française.

Sa mort — faut-il le dire ? — passa totalement inaperçue. À peine quelques brèves notes dans les journaux, aux informations diverses, et de courts articles nécrologiques. Le monde littéraire se passionnait alors pour les démêlés de M. Guitry avec son impresario, et cette grave question de savoir si les casques emplumés des multiples gallinacés, destinés à la figuration de Chantecler, seraient adhérents ou mobiles… Et l’on conçoit que, pour le Tout-Paris littéraire, ce soient là des questions qui passent toutes autres en intérêt ! Ah ! quiconque ne se rattache pas, de façon directe ou indirecte, aux sacro-saintes planches, peut bien, à moins qu’il n’opte pour le crime passionnel, renoncer à tout espoir d’intéresser ses contemporains… et c’est à peine un paradoxe, ce propos d’apparence drôlatique que j’entendis récemment tenir : un roman paraîtrait aujourd’hui de la valeur de Madame Bovary, que nul n’y prêterait attention, si quelque habile arrangeur ne prenait soin de le découper en scènes pour un théâtre du boulevard !

Jugez par là du sort qui attend les poètes ! Les Fictions qui composent la matière habituelle de leurs rêves n’ont qu’un médiocre écho dans le public, habitué à de plus fortes nourritures, et dont le palais est irrémédiablement blasé. Qu’adviendra-t-il, surtout si ces fictions se rattachent à un Idéal aussi distant que celui de notre auteur ? Je me suis appliqué à marquer autre part[1] l’irréparable désaccord entre les lecteurs de ce temps et celle qui, dans l’horreur du présent, poursuit les images du passé, tentant de les fixer sous la forme harmonieuse du rythme. Au fond de la demeure solitaire où sa fantaisie sut grouper quelques témoignages de son culte, son regard intérieur passe au delà des objets qui lui rappellent un temps trop rapproché de nous. Statues, miroirs, tentures, qu’est ce que tout cela ? Vains et artificiels témoignages, auprès du désir qui se représente la vie entière comme une harmonie, où chaque geste est expressif et contribue à la perfection du tout ! S’être figuré l’Idéal sous ce gracieux symbole : un groupe de vierges enlacées, esquissant un pas rythmique à l’ombre des lauriers-roses, sous l’immortel azur du ciel hellénique, et couler ses jours sous l’affreux ciel parisien, eût-on pris soin par avance d’orner sa demeure de tous les objets propres à en faire oublier la noirceur, c’est quand même un rude contraste ! Pour qui possède la faculté d’expression verbale, il ne reste plus qu’à fixer son rêve dans la forme impérieuse du rythme, unique compensation de qui ne peut se satisfaire des quotidiens spectacles que la vie lui présente :

Douceur de mes chants, allons vers Mitylène.
Voici que mon âme a repris son essor,
Nocturne et craintive ainsi qu’une phalène
  Aux prunelles d’or !

Allons vers l’accueil des vierges adorées !
Nos yeux connaîtront les larmes des retours.
Nous verrons enfin s’éloigner les contrées
  Des ternes amours !

Ces deux strophes mélodiques, voilà la véritable épigraphe de son œuvre ! C’est l’Invitation au voyage… et notre poétesse put s’apercevoir, dès les premières heures, que les voyageurs n’étaient pas nombreux pour l’accompagner dans sa traversée. Tout comme Stendhal dans sa première Préface au livre de l’Amour, elle eût pu noter cette observation désenchantée : « Je n’écris que pour cent lecteurs ! » Mais de ces cent lecteurs elle se déclara satisfaite, et satisfaite aussi de la récompense qu’un pur poète peut trouver dans la pratique de son art.

Je dois à la complaisance d’un ami qui, pour elle, fut aussi un conseiller M. Sansot, l’éditeur-artiste qui propose au public les pages posthumes de Renée Vivien, la communication d’un petit dossier de Lettres se référant à la dernière période de sa vie. On y sent une lassitude immense, un angoissant dégoût de la vie, et la confirmation de ce désaccord entre ses aspirations vers la Beauté et les préoccupations de son temps. Mais aussi quel amour de son art, quel souci de la perfection, à une époque où la folie de la vitesse commande jusqu’à la production littéraire et s’impose à quiconque veut fixer sa pensée ! Qu’il me soit permis d’en détacher cet expressif passage :

  « Cher Monsieur,

« Je viens vous demander de m’accorder une faveur immense : Voici : le sens critique me fait absolument défaut. Mon cerveau enfante aussi stupidement que possible. Je discerne l’approximative valeur de ce que j’écris plusieurs années après la publication en volume. Soyez donc mon bienfaiteur littéraire : éliminez les pièces trop faibles, vraiment trop mauvaises. Moi je ne puis savoir tant que la fièvre me possède ! Et ne croyez pas que ce soit à la façon des authoresses qui sollicitent une critique « très sérieuse », mais qui prendra quand même la forme d’une louange. Avant tout, par dessus tout, au-dessus de tout, j’ai la vénération, la piété de l’art que je sers. Pardonnez moi de vous imposer cette corvée nouvelle et croyez à mon amicale reconnaissance future (j’ose l’espérer) et à mon amical souvenir dans l’heure présente. »

« RENÉE VIVIEN. »

Chez celle qui possède un tel sens de la beauté formelle, et composa, je le répète, les strophes les plus harmonieuses qui, dans ces dernières années, soient sorties d’une plume française, ces scrupules ne sont-ils pas touchants, en même temps qu’ils nous deviennent une confidence précieuse sur les secrets de son art ? En voici donc une qui connaît la fièvre, l’enivrante fièvre d’écrire, et dont les vers répondent aux battements de son cœur, lorsque tant d’autres, dans la Poésie, ne voient qu’un exercice du froid Intellect. N’avais-je pas raison de l’inscrire comme un des dogmes les plus sûrs de ma croyance d’artiste : « En art, savoir n’est rien, sentir est tout ! » Depuis lors les doctrines des philosophes vinrent réconforter cet article de foi. Mais qu’est-ce que la démonstration philosophique auprès des lumières de l’Intuition ! Si quelques-unes des strophes de Renée Vivien sont destinées à vivre dans la mémoire des hommes, ce sont celles-là, n’en doutez pas, qui jaillirent de son cerveau, dans le moment même ou sa main comprimait les mouvements de son cœur !

Des inspirations de cette qualité — on en trouvera parmi les Poèmes Posthumes[2] que les soins pieux de l’éditeur vont présenter au public, plus encore que dans les premières inspirations de Renée Vivien. Celles-ci se manifestent plus particulièrement plastiques, et faites pour enchanter l’oreille de ceux qui goûtent, par dessus toutes choses, le galbe d’un beau marbre antique. Lorsque, après avoir contemplé les merveilles naturelles de la baie de Naples, lesquelles, à vrai dire, ne se sont guère modifiées depuis l’heure où s’y développait une civilisation en tout contraire à la nôtre, nous venons nous recueillir dans la petite salle du Musée qui enferme les fragments épars des fresques pompéiennes, nous n’avons pas besoin d’un vif effort d’intuition pour ressusciter, en vivantes images, les groupes humains qui jadis les animaient ; il n’y faut qu’un peu de culture, aidée d’une faculté d’abstraction, qui, pour quelques instants, abolit l’heure présente. Chez celle qu’inclinait déjà une prédisposition naturelle, les rives parfumées de Lesbos et l’enchantement des nuits mitylèniennes suscitèrent le décor incomparable où les strophes de Sapho, l’antique poétesse, mutilées sans doute, mais radieuses encore de vie comme un beau marbre antique, allaient évoquer des groupements harmonieux… C’est ainsi que nous caractérisions ses inspirations premières. Dans celles qui marquèrent l’ultime période de sa vie, on trouvera peut-être moins de beauté, mais je ne sais quoi de plus nerveux, de plus contracté, de plus frémissant, et, dans ses derniers vers, cette hantise particulière de la Mort, qui impose son obsédante image et devient le thème exclusif de ses variations poétiques.

N’importe, et s’il convenait de tirer un enseignement positif de ce douloureux exemple et de cette jeune vie fauchée en pleine floraison, je le trouverais sous la plume du poète qui fut un des maîtres chers à Renée Vivien et de qui, sans doute, moins que de tout autre, on eût pu l’attendre. Mais n’oublions pas que, chez lui, même au lendemain des crises les plus sataniques, se dissimulait un croyant, dressé aux retours sur lui-même et à l’examen de conscience. Donc, Baudelaire, puisque c’est de lui qu’il s’agit, note dans son article sur l’Ecole païenne, écrit à propos de Heine, ces observations d’une si profonde psychologie : — « La spécialisation excessive d’une faculté aboutit au néant. Je comprends la fureur des Iconoclastes et des Musulmans contre les images. J’admets tous les remords de Saint-Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. La folie de l’art est égale à l’abus de l’esprit. Une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur et une immensité d’orgueil et d’égoïsme. Je me rappelle avoir entendu dire à un artiste : « Ne donnez pas à ce pauvre-là, il est mal drapé ; ses guenilles ne lui vont pas bien. »


Loin de moi la pensée d’attribuer à notre délicieuse poétesse cette « immensité d’orgueil » et cette « férocité d’égoïsme » dont parle l’auteur de l’Art Romantique. Reconnaissons pourtant dans ces paroles de Baudelaire la claire vision du bon sens qui fouille les profondeurs de l’âme. Reconnaissons aussi que chez Renée Vivien la passion de la Beauté, d’une certaine beauté, se manifesta à la façon du culte exclusif qui ferme les yeux sur les autres réalités de la vie. Il y eut là pour elle un principe actif de douleur, de désenchantement et de mort. Bien vain serait l’effort qui consisterait à lui vouloir substituer un autre destin ! Si pourtant nous embrassons d’une vue d’ensemble les poèmes sortis de cette plume enchanteresse, comment ne pas déplorer qu’un si prestigieux talent ait été aboli à l’heure de son plus bel épanouissement !


PAUL FLAT.
  1. Voir dans Nos Femmes de Lettres, l’article sur Renée Vivien.
  2. Les deux autres volumes proposés au public portent ces titres : Haillons et le Vent des Vaisseaux.